L’immigration italienne en Provence au 19e siècle

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La population française d’ascendance italienne est estimée à quelque 4,5 millions de personnes soit environ 7 % de la population totale.
La Provence a été, à la fin du XIXe siècle, une terre d’accueil pour des milliers d’immigrants venus de l’autre côté des Alpes. Tout généalogiste réalisant des relevés d’état-civil se rendra compte que l’arrivée d’immigrants italiens remonte au Second Empire (1852-1870) et que ce phénomène subit une nette accélération dans les années suivantes (Troisième République, à partir de 1875).
L’immigration italienne provient pour l’essentiel du nord de la péninsule, en particulier du Piémont et de la Toscane et, dans une moindre mesure, de Lombardie et d’Émilie-Romagne. Dans l’ensemble, les immigrés étaient des hommes jeunes et à forte mobilité. Dans les registres de décès de la fin du XIXe siècle, on trouve en effet rarement la mention d’Italiens âgés nés en France. Si l’on ne peut exclure le fait que cette immigration était provoquée par l’attrait d’emplois en France, il semblerait que la cause première soit la nécessité pour tous ces hommes et femmes de quitter un pays où les paysans étaient globalement exclus du processus de restructuration capitaliste.
Les Italiens acceptaient des emplois extrêmement pénibles. Un parlementaire italien, du nom de Napoleone Colajanni, indiquait que « les Italiens s’infiltrent partout : dans les caves, dans les mines, dans les travaux agricoles, dans les travaux de terrassement, là où il y a un salaire mesquin à gagner1.Italien1
Cette concurrence dans le travail ne tarda pas à susciter des querelles, et, partant, une vive xénophobie, preuve que l’homme ne retient jamais les leçon de l’Histoire. La population française s’accroissait de façon très moyenne, tandis que les industries et les travaux publics faisaient face à un progrès vertigineux. La France était donc à la recherche d’une main-d’oeuvre abondante.Ouvrier italien
Or, le fait que les ouvriers italiens acceptaient des salaires médiocres était très mal vus par leurs collègues français et la réputation d’Italien «briseur de salaire» était communément répandue, à tel point que, pour l’ouvrier français, l’immigration italienne était une cause de la misère et du chômage. Les patrons français ne s’y trompaient pas et avaient beau jeu de proposer des salaires misérables à des hommes affamés. On trouvait dans leurs bouches des propos forcément élogieux :

« [Les Italiens] se distinguent des autres ouvriers par leurs habitudes d’ordre et leur sobriété. (…) Ils sont en général laborieux, vivant de peu (…) plus dociles que nos nationaux, font volontiers des quarts d’heure et même des demi-heures en sus de la durée réglementaire2.

Le racisme anti-italien, dans le sud de la France, était équivalent au racisme anti-belge dans le Nord du pays, et pour les mêmes raisons. Les Italiens étaient affublés de surnoms déshonorants par leurs homologues provençaux : « bachins », « babis » (« crapaud » en provençal et… en langue piémontaise), « christos » et « macaronis ». Le terme « rital » était alors inusité. Plusieurs événements dramatiques motivés par la haine des étrangers ont ensanglanté les campagnes de Provence et terni de manière honteuse la réputation de nombreux Provençaux : en juin 1881, lors de ce que l’on nommera les Vêpres marseillaises, des émeutes anti-italiennes provoquèrent la mort de trois personnes, tandis que vingt-et-une autres furent blessées. La police procéda à deux cents arrestations.
Les journaux locaux jetaient souvent de l’huile sur le feu. On pouvait lire dans Le Mémorial d’Aix :

« Les Italiens commencent à pousser trop loin leurs prétentions. Ils nous traiteront bientôt en pays conquis (…). Ils font une concurrence à la main-d’œuvre française et drainent notre argent au profit de leur pays3. »

Le journal Le Jour, quant à lui, n’hésitait pas à parler de « cette marchandise nuisible, et d’ailleurs frelatée, qui s’appelle l’ouvrier italien4 ».
Comment ne pas voir sous la plume de ces journalistes haineux un véritable appel au meurtre, ou, au minimum, une justification des atrocités commises ?

Les émeutes d’Aigues-Mortes du 17 août 1893

Le pire événement lié à la haine anti-italienne s’est déroulé le 17 août 1893 à Aigues-Mortes (Gard), en Camargue5.
Dès le matin de cette sinistre journée, des litiges éclataient sans cesse entre ouvriers français et italiens dans les salins de la Fangouse, au sud des murailles de la ville. Les rapports de police évoquent :
« un ouvrier italien qui reproche à un ouvrier français de son équipe de ne point charger suffisamment sa brouette, (…) un ouvrier français qui se plaint d’un ouvrier italien manoeuvrant intentionnellement sa brouette de manière à la frôler à chaque instant au talon… »
Des chicaneries en somme qui vont peu à peu exacerber des sentiments haineux de part et d’autres. À la pause de midi, quelques Français jettent du sable sur les Italiens. Un Italien va laver son mouchoir dans un baquet d’eau potable. Un Français lui en fait le reproche. «Je m’en fous de toi et de tes camarades», rétorque l’Italien. Un bagarre éclate alors. Sept Français sont blessés (dont un a reçu trois coups de couteau).
Vers deux heures, le juge de paix d’Aigues-Mortes se rend sur les lieux avec trois gendarmes et parvient à ramener tout son monde à la raison. Le travail reprend. L’excitation des esprits reste pourtant à son comble.
En ville, les habitants ont appris les événements de la Fangouse.
Une bonne partie d’eux décident de s’associer à des ouvriers des salins et entament une chasse à l’Italien. Des centaines de personnes s’affrontent dans les rues, déchaînant une violence sans limite. Puis la foule décide de sortir des remparts de la ville et d’aller régler leur compte aux Italiens qui se trouvent toujours dans les salins. L’affrontement a lieu à proximité du mas Méjan.caserio

Angelo Pistelli, ouvrier italien : « Un de mes amis tomba atteint dans le dos par une balle. Avant de mourir, il me cria « Salue ma mère ! » et je ne pus comprendre rien d’autre car un flot de larmes lui coupa la parole et il tomba à plat ventre sur le terrain. Je vis que des gens le piétinaient… »

Le Procureur général : « Des pierres énormes sont lancées de tous côtés. A chaque pas, on est forcé de laisser sur le sol des victimes sans défense que les forcenés viendront, avec une sauvagerie sans nom, achever à coup de matraques. »

Au bout du compte, neuf ouvriers italiens furent tués et une centaine furent blessés. Pour mettre fin à cette hystérie, le préfet fut contraint de mettre tous les Italiens dans le train et de les renvoyer d’Aigues-Mortes.

Répercussions politiques

Le drame d’Aigues-Mortes eut des répercussions politiques. Des manifestations anti-françaises éclatèrent dans toute l’Italie, notamment à Gênes, Messine, Rome et Naples. La politique de rapprochement entre la France et l’Italie fut brusquement interrompue. Le gouvernement du président du conseil italien Giolitti tomba quelques semaines plus tard. Francesco Crispi prit la direction des affaires, renforça la Triple Alliance et conduisit une politique étrangère anti-française.

Le procès d’Aigues-Mortes

Le procès d’Aigues-Mortes dura quatre jours, du 27 au 30 décembre 1893. De façon assez surprenante, les accusés étaient jugés pour tentative d’homicide et non pour homicide volontaire. Selon le juge, « il a été impossible de déterminer par qui la blessure ayant entraîné la mort avait été faite. C’est là ce qui explique […] les qualifications de tentatives d’assassinat et tentatives de meurtre. » Au bout du compte, une sentence d’absolution générale fut prononcée.
Pour mémoire, l’affaire Dreyfus éclatera l’année suivante…

Notes

1. Napoleone Colajanni, Une question brûlante, « Biblioteca della Rivista Popolare », Rome, 1893.
2. Enzo Barnabà, Le Sang des marais, éd. Via Valeriano, Marseille, 1993, p. 20. Voir aussi le Rapport sur la situation des ouvriers de l’agriculture et de l’industrie en France et sur la crise parisienne, Chambre des députés, session de 1884, par M. Spuller, député, Paris, 1885.
3. Le Mémorial d’Aix, août et décembre 1893.
4. Le Jour, 19 août 1893.
5. L’essentiel des témoignages est tiré de Rapport du procureur général de Nîmes au ministre Garde des Sceaux du 22/08/1893 ; acte d’accusation du 25/11/1893, rapport 1236 du commandant de la compagnie de gendarmerie du 18/08/1893, archives départementales du Gard, 4U5111.

Images

1. Piémontais. (« Tableau de Paris, 1852 », Bibliothèque des Arts décoratifs, Paris).
2. Un travailleur italien. (G. Pelizza da Volpedo, « Le Quatrième État » (détail), Musée d’Art moderne, Milan.)
3. L’anarchiste italien Sante Jeronimo Caserio, né en Lombardie en 1873, assassin du président Sadi Carnot le 24 juin 1894, cristallisa les sentiments anti-italiens de la population française. (Gravure de Navellier, 1894)