Talas, 751 : quand l’empire de Chine se heurte à l’islam

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En juillet 751, le califat abbasside et la dynastie chinoise des Tang – les 2 superpuissances de l’époque – se percutent de plein fouet sur la route de la Soie. La victoire du premier, qui impose l’autorité politique de l’islam en Asie centrale et bloque l’expansion chinoise vers l’ouest, a des répercussions géopolitique qui perdurent encore. Le plus étonnant dans cet affrontement inédit et unique : personne ne souhaitait se battre.

C’est une des batailles décisives de l’histoire, une de celles qui façonnent le monde d’aujourd’hui. Pourtant elle demeure largement méconnue. En juillet 751, 2 puissantes armées, l’une sous commandement chinois, s’affrontent au bord du Talas dans l’actuel Kazakhstan. L’enjeu de cet affrontement inédit et unique depuis : le contrôle de l’Asie centrale. Donc des routes de la Soie. Et des gigantesques profits qui dégagent le transport et la vente en Occident des marchandises produites en Chine, région la plus avancée techniquement du monde et, déjà, si l’on peut dire, son atelier. La défaite chinoise va donner pendant plusieurs siècles au monde musulman le contrôle de cet axe commercial majeur, colonne vertébrale, depuis l’Antiquité, des échanges entre les 2 pôles eurasiatiques. Elle va entraîner en outre l’islamisation progressive des peuples d’asie centrale, un des paramètres fondamentaux de l’échiquier géopolitique mondial actuel.

 

Comment deux armées opérant à des milliers de kilomètres de leur tutelle politique respective, en Irak pour les Arabes et à Chang’an pour les Chinois, en sont-elles venues à s’affronter dans la steppe kazakhe ? La réponse se trouve dans l’ascension fulgurante de deux immenses empires, quelques décennies plus tot. La naissance du premier, le califat omeyyade, est liée à la rapide expansion de l’islam au 7e siècle. En effet, dans les deux décennies, qui suivent la mort du prophète Muhammad ﷺ en 632, les cavaliers, arabes (relayés par leurs alliés convertis) se rendent maîtres de tout le Proche-Orient, de l’égypte et de la majeure partie de l’Iran. Puis la conquete se prolonge plus à l’ouest au début du 8e siecle : le maghreb jusqu’à l’Atlantique et l’espagne (en 712) tombent à leur tour. La poursuite de l’expansion musulmane vers l’orient, sur les traces d’Alxandre le Grand, s’avère cependant plus difficile. L’asie centrale est habitée par deux populations très différentes. Les peuples sédentaires, souvent d’origine iranienne et fixés autour du chapelet de ville et de caravansérails des routes de la Soie, sont en général peu belliqueux. En revanche, les tribus nomade turques qui occupent les steppes arides préfigurent les futures hordes mongoles. Ces cavaliers équipés d’arcs composites montés sur de petits chevaux trapus sont de redoutables et agressifs combattants : ils opposent une résistance farouche à l’invasion. Si les troupes sous commandement arabe franchissent dès 654 l’Aoum-Daria, l’antique fleuve Oxus, qui marquait la frontière orientale de l’empire perse, il leur faut soixante ans pour conquérir, en 712, Boukhara et Samarkand (actuel Ouzbékistan), Là où convergent précisément les forces de l’unique puissance capable de contester l’expansion de l’islam : celle des empereurs Tang. La pénétration chinoise vers l’asie centrale a démarré bien avant la conquête musulmane. Au 2e siècle avant notre ère, la dynastie des Han a déjà établi un protextorat sur les petits royaumes qui jalonnent la route de la Soie, tout le long du bassin du Tarim, jusqu’à la Bactriane et la Sogdiane (Ouzbékistan). “On assiste à un début d’implantation de colonies militaires […] dans les oasis à l’agriculture  minutieuse, très proche des habitudes des paysans chinois“, écrit ainsi l’historien et géographe Gérard Chaliand. Interrompue pendant la crise qui secoue la Chine (comme l’empire romain) entre le 3e  et le 6e siècle, cette expansion reprend à partir du 7e siècle avec les Tang.

Une guerre dont personne ne veut

Des Arabo-musulmans progressant vers l’Est à la force de l’épée. Des chinois avançant vers l’ouest en jouant alternativement de la diplomatie et de la force… Au début du 8e siècle, la collision des deux civilisations les plus brillantes (et les plus peuplés) du monde est inévitable. Pourtant, aucun des deux acteurs ne veut réellement la guerre. Leurs dirigeants savent bien que mener bataille dans des régions aussi périphériques de leurs empires, peuplées de nomades turcs toujours prêts à l’insurrection, sera très difficile. Sans parler du gouffre financier que représentent l’équipement et l’entretien de troupes dans ces steppes rides, au climat terrible. Ni du manque à gagner que va provaoquer l’interruption du trafic commercial le long des routes de la Soie. Les sources chinoises notent ainsi qu’une dizaine d’ambassades arabes sont reçues entre 713 et 755 par les Tang à Chang’an : si l’on ignore le résultat des discussions, il est clair que les deux parties cherchent la conciliation. Comment en vient-on alors aux armes ?  Comme la Première Guerre mondiale douze siècles plus tard, ce conflit éclate entre deux empires qui ne veulent pas la guerre, mais s’y trouvent entraînés par le jeu d’alliances avec de belliqueux petits Etats périphériques, en l’occurence les royaumes de Ferghana et de Chach (autour de l’actuel Tachkent). Le premier, qu’une obscure querelle dynastique oppose au second, réclame l’aide de la Chine. D’origine coréenne, Gao Xianzhi est alors le gouverneur militaire de la province de Kucha qui couvre tout l’ouest de l’empire Tang. Tout auréolé d’une récente victoire sur les tibétains, il répond à l’appel et fond sur Chach. Mais violant sa promesse d’en épargner le roi, il le fait décapiter et s’empare de son trésor. Les populations locales s’en indignent. Et le fils du défunt roi de Chach cherche vengeance. Faute de troupes à sa solde, il fait appel au gouverneur du Khorassan, province la plus orientale du califat Abbasside, qui a succédé aux Omeyyades en 750. Ce dernier y voit une occasion en or de réduire l’influence chinoise en Asie centrale. Il envoie pour affronter les chinois une armée commandée par un général aguerri, Ziyad ben Salih.

Bataille perdue dans la poussière des steppes

Si les causes de la guerre sont bien connues, les détails sur le choc qui intervient en juillet 751 quelque part sur le Talas restent en revanche peu clairs, à commencer par les effectifs engagés. Selon les sources chinoises, Gao Xianzhi contrôleraient 30 000 hommes, y compris des auxiliaires turcs originaires notamment de Ferghana. En face, les sources avancent que Ziyad ben Salih diposerait de 100 000 hommes, appuyés également par des nomades turcs. Tout cela est fort vague. Le lieudes combats n’est guère mieux connu. Etait-ce prés de la ville de Talas, dans une vallée assez encaissée entre deux chaînes de montagnes dépassant les 3 500m d’altitude ? Ou plus probablement à 80km au nord-ouest dans l’actuel Kazakhstan, devant Taraz, prospère étapt de la route de la Soie, où les steppes dégagées sont plus propices à l’affrontement de dizaines de milliers d’hommes ? La proximité de sonorité entre les deux toponymes pourrait avoir entraîné une confusion chez les chroniqueurs. Il est de plus probable que l’actuelle Talas ne corresponde pas à la cité du 8e siècle. “On est en droit de penser, jusqu’à preuve du contraire, que Tazaz était l’objectif des Arabes” tranche Dominique Farale, historien de la bataille. Pour lui, les Chinois ont pénétré sur le champ de baille par une piste située entre montagnes et désert, et le combat a eu lieu face à Taraz, ou en aval, sur la rive droite : les Arabes ont pu se porte au-devant des Chinois et combatte le dos au fleuve pour empêcher l’accès à l’eau. Seul certitde : la bataille est longue et acharnée. Les chances sont partagées et l’issue longtemps incertaine, explique Dominique Farale : “L’armement, l’équipement et la tactique sont comparables : arcs, lances, sabres ou épées, boucliers décorés de motifs divers. Les arabes sont réputés meilleurs cavaliers que les chinois. Mais ces derniers sont des professionnels endurants et leurs auxiliaires turcs d’excellents archers à cheval, qui surclassent certainement les arabes dans ce domaine.” Les chinois, cependant, on été éprouvés par la marche forcée qui les a menées jusqu’au champ de bataille, sous le soleil impitoyable du désert. Apres cinq jours de combat dans une chaleur suffocante, la bannière Tang tombe dans la poussière. Pris en étau entre les troupes de Ziyad ben Salih arrivant par l’ouest et leurs auxiliaires karlouks venus du nord, les chinois sont taillées en pièce. Gao Xianzhi s’enfuit honteusement, laissant des milliers de prisonniers (20 000 selon les chroniqueurs arabes) que les vainqueurs ramènent vers les grandes villes qu’ils occupent.

Cinq jours et le destin de l’Asie centrale bascule

Comme l’écrit en 1928 un éminent spécialiste russe de l’histoire de l’asie centrale, Vassili Bartold, “ces cinq journées historiques ont déterminé le destin de l’asie centrale“. Les rives du Talas marquent en effet le point le plus occidental atteint par l’empire du milieu durant ses trois millénaires d’histoire. Jamais plus ses empereurs ne tenteront de s’étendre vers l’occident. Mais, il est aussi vrai que les troupes musulmanes ne tentent pas de profiter plus avant de leur succès. Pourquoi ? Il est possiblque que le renversement de la dynastie omeyyade un an plus tôt et l’avènement des abbassides dans un contexte de guerre civile aient contribué au replis d’un corps expéditionnaire dangereusement éloigné de ses bases… ou dirigé par un général pressé de participer à la redistribution du pouvoir – mal lui en prend car il est tué par un rival dans la foulée. Autre explication, suggérée par Dominique Farale : “Que les arabes aient subi des pertes écrasantes et qu’ils aient remporté une victoire à la Pyrrhus. Ziyad ben Salih n’ose manifestement pas se risquer en Kachgarie (plus à l’est, dans le bassin du Tarim) avec les effectifs qui lui restent alors que la Chine, dont la population est considérable pour l’époque, peut facilement reconstituer une armée plus puissant que celle qu’elle a perdue.” Reste que si les arabes ne poussent pas plus à l’est, l’islam va répandre son influence dans toute l’asie centrale, jusque dans les provinces occidentales de la Chine. Aujourd’hui encore, une importante minorité ethnique, musulmane et turcophone, les Ouïgours, vit dans la région du Xinjiang. S’ouvre en outre une nouvelle période prospère pour les marchants des routes de la Soie, dont les échanges sont facilités par une religion unique, une langue – l’arabe – parlée par les érudits et un droit écrit commun, utile pour régler les différents commerciaux. A la Pax sinica succède la Pax islamica. Il serait cependant exagéré de voir dans la victoire du Talas la seule cause de la lente islamisation de l’asie centrale qui s’achève au 14e siècle. C’est que la Chine elle-même est affaiblie par de sérieux troubles intérieurs. Le vieil ennemi tibétain se réveille et les peuples nomades du Nord, contre lesquels la Grande Muraille n’a pas encore été érigée, multiplient les raids dévastateurs. Deux mois après le désastre du Talas, une autre armée chinoise est anéantie par les archers montés du peuple nomade des Khitans, en Mandchourie. Ces défaites à répétition plongent l’empire dans une nouvelle période de troubles. En 755, l’empereur Xuanzong, au pouvoir depuis quatre décennies, est renversé par une rébellion militaire et doit fuir sa capitale. Il ne parvient à la reprendre qu’en faisant appel aux Ouïgours, dont l’intervention accentue la violence ambiante. Sans ces huit années de guerre civiles, la chine aurait sans doute pu compter sur son énorme puissance démographique – avec plus de 50 millions d’habitants, elle est plus peuplée et ethniquement plus homogène que le vaste monde islamique – pour chercher une revanche. Ce vent d’est dévastateur finira par se lever au 13è siècle : il ne viendra pas de Chine mais des steppes de Mongolie.

Nicolas Chevassus-au-Louis