HISTOIRE – Murad Reis (ex-Jan Janszoon), corsaire, renégat & mujâhid

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Fascinant destin que celui de Murad Reis : né Jan Janszoon à Haarlem, petite cité du nord de la République des Pays-Bas, en 1575, marié jeune & père d’une petite fille, il prend la mer à l’âge de 25 ans, sillonnant les eaux de l’Atlantique en tant que corsaire pour l’Etat hollandais. Sa mission ? Harceler les navires espagnols, nation alors en guerre avec son pays depuis de nombreuses années.

 

Capturé par des pirates barbaresques « dans l’exercice de ses fonctions » en 1618 à Lanzarote (îles Canaries), il est emmené comme captif à Alger, dépendance ottomane semi-indépendante, où il « se fait Turc » : en un mot, il se convertit à l’islam & devient un renégat aux yeux de ses anciens coreligionnaires chrétiens. Très vite, Jan se révèle un missionnaire musulman passionné : il tente par tous les moyens de convaincre les autres esclaves chrétiens d’embrasser sa nouvelle foi & se mariera avec une Morisque, musulmane andalouse de sang noble originaire de Carthagène.

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A Alger, il retrouve une vieille connaissance : Salomo de Veenboer, alias Sulayman Rais, un autre renégat hollandais alors au sommet de sa puissance; nommé amiral de la régence par le sultan ottoman à Constantinople, il forme des équipages quasi-exclusivement formés de renégats, en particulier hollandais, et recrute le talentueux Jan pour ses raids sur les côtes du nord de la Méditerranée. Mais l’idylle ne dure pas : Suleyman Rais tombe martyr lors d’un accrochage le long des côtes andalouses & la régence d’Alger conclut la paix avec de nombreuses nations européennes. Murad Reis émigre alors vers le port de Salé avec le projet de devenir corsaire à son propre compte.

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A Salé, il découvre une activité pirate déjà bien en place : le décret d’expulsion des Morisques d’Espagne (derniers « survivants » de la communauté islamique d’al-Andalus) en 1609 a fait émigrer vers la ville nombre d’hommes avides de revanche. Ils s’installent à Salé-le-Neuf (l’actuelle Rabat), rejoignant les Hornacheros (émigrés andalous de la première heure, installés à Salé & dans la Casbah des Oudayas), et mettent leurs fortunes & leurs bras au service du jihad pour armer des navires & mener des opérations de piraterie le long des côtes atlantiques européennes. La ville s’est même déclarée indépendante en 1619 : la République des pirates du Bouregreg, ou République de Salé, est alors une véritable curiosité historique. Elle est dirigée par un conseil de 14 commandants pirates, qui élisent un président, le Grand Amiral; l’espagnol y est la langue officielle et le sultan saadien de Marrakech, Moulay Zidane, y est reconnu du bout des lèvres comme suzerain, à qui l’on verse une dîme toute symbolique.

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Capitaine & armateur de talent, Murad Reis fait vite fortune à Salé, où les renégats de toute l’Europe forment les équipages les plus recherchés, des pilotes aux canonniers en passant par les maîtres de manoeuvre ou chirurgiens, tandis que les Andalous, plus habiles à l’épée qu’à la voile, composent les « compagnies d’abordage » et que les captifs de guerre chrétiens occupent la dure fonction de galérien (la « chiourme »). Symbole de la reconnaissance de ses pairs, il est même nommé Grand Amiral en 1624 : le Hollandais est désormais le dirigeant suprême de la République des pirates du Bouregreg. Chef de guerre & dirigeant charismatique & intelligent, brave au combat & avisé en politique, Murad, assisté de son compatriote Mathys van Bostel devenu vice-Amiral de Salé, amasse vite une fortune colossale & fait fructifier les affaires de toute la ville, menant de nombreuses & lointaines expéditions, chaque année plus audacieuses.

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En 1627, guidé par un captif danois, il razzie l’Islande, pillant la ville de Grindavik & en ramenant peaux, poisson fumé & surtout 400 captifs, dont la fameuse Gudda la Turque. L’année suivante, il terrorise la Manche avant de passer le détroit de Calais & de faire escale à Veere, port hollandais où il bénéficie d’une protection octroyée par un accord entre le sultan du Maroc & les Pays-Bas : les autorités tentent alors de le faire renoncer à la piraterie en lui amenant sa famille restée au pays, mais la tentative de chantage tourne au fiasco…

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Les corsaires de Salé sont alors les maîtres de l’Atlantique : il se permet même d’occuper la petite île de Lundy, entre l’Angleterre & le pays de Galles, et en fait une base d’opérations corsaire dans les mers du Nord pendant cinq ans. En 1631, il met à sac Baltimore, port irlandais habité par des colons anglais protestants; le choix de la ville lui a été indiqué par un captif irlandais catholique, John Hackett, qui souhaite ainsi se venger de l’occupation infligée à son pays : en guise de remerciements, Murad Reis libère tous les Irlandais à la fin du pillage & seuls 237 captifs anglais sont ramenés au Maghreb; pour l’anecdote, encore aujourd’hui, Hackett est vu comme un héros & un grand patriote par les Irlandais.

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Le climat politique de Salé devenant de plus en plus agité, Murad Reis reprend alors le chemin d’Alger, amenant dans ses bagages sa nouvelle famille & ses affaires florissantes. De son nouveau fief algérois, il mène des raids sur les îles Baléares, la Corse, la Sardaigne, la Sicile & jusqu’à la mer Ionienne, combattant les navires vénitiens au large des côtes de la Crète & de Chypre aux côtés d’autres corsaires morisques, arabes & de janissaires ottomans; son activité génère à nouveau de larges profits, qu’il écoule à Tunis où il devient un ami intime du Dey (gouverneur semi-indépendant). Polyglotte, il devient même un intermédiaire diplomatique recherché entre l’Europe & le Maghreb et permettra l’établissement du traité franco-marocain de 1631 entre Louis XIII & Abu Marwan abd-al Malik II. Enfin, malgré sa conversion, Murad garde une affection particulière pour ses compatriotes : tout au long de sa carrière de pirate, il se servira de sa position respectée pour obtenir la libération de captifs hollandais aux mains de ses collègues du Maghreb.

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En 1635, une attaque surprise des Chevaliers de Malte sur les côtes de Tunis met fin à cette période faste : Murad & ses hommes se retrouvent encerclés & écrasés par le nombre des assaillants; capturé & enfermé dans les plus sordides cachots de l’île de Malte, régulièrement torturé & victime de mauvais traitements, le corsaire renégat perd la santé. L’action déterminée de son ami le Dey de Tunis, Usta Mourad, lui aussi un renégat italien converti à l’islam, mettra fin à son calvaire cinq ans plus tard : il lance une attaque corsaire massive & fait libérer tous les prisonniers musulmans de Malte.

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Murad Reis retourne alors au Maghreb al-Aqsa, sous les honneurs, et devient gouverneur de la grande forteresse de Oualidia, entre el-Jadida & Safi, sous les ordres du sultan saadien Muhammad ash-Shaykh as-Saghir. Sa fille Lysbeth le rejoint des Pays-Bas l’année suivante, en compagnie du consul néerlandais, & il finira finalement sa vie loin de la politique & de la guerre, quelque part dans ce Maroc qui l’avait adopté, loin, très loin de son plat pays natal

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