La grande vague d’émigration portugaise a eu lieu dans les années 60-70. Cette hémorragie de la population est un épisode majeur de l’Histoire du Portugal. Mise à part le grand mouvement du XVIIIe siècle lié à la découverte de l’or au Brésil, jamais le Portugal n’avait connu un exode de cette ampleur. Les chiffres sont là pour le prouver. En une décennie, de 1960 à 1970, le nombre de Portugais en France est passé de 50 000 à plus de 700 000. Entre 1969 et 1970, près de 240 000 Portugais sont arrivés sur le territoire français, en très grande majorité de façon clandestine, com um passaporte de coelho, avec un « passeport de lapin ». Trois années furent marquées par des contingents dépassant les 100 000 personnes : 110 608 en 1969, 128 865 en 1970 et 110 823 en 1971. C’est ainsi qu’à partir du début des années 1970, les portugais sont devenus la première et la plus importante communauté d’immigrés en France. Une véritable hémorragie pour le petit pays qu’est le Portugal, qui a perdu ainsi près de 10% de sa population. Un drame humain, dans un contexte de dictature vieillissante, de guerre coloniale interminable et coûteuse en vies, de misère sociale dans les campagnes et de politique d’émigration et de logique économique opposées.
Contrairement aux vagues précédentes, comme l’écrit l’essayiste Eduardo Lourenço dans « Ser e estar : Images de la communauté portugaise en France », « cette émigration ne se fait pas vers des pays ou des régions que nous percevons comme nôtres, selon une tradition de pays colonisateur, comme c’est le cas du Brésil, ou vers des régions et des nations formées par des émigrations successives, par exemple les États-Unis ou d’autres pays d’Amérique Latine, comme le Venezuela. Elle ne ressemble pas à cette autre émigration, qui n’en était pas vraiment une, vers notre Afrique coloniale…Tandis que là, on émigrait vers la maison du voisin, pour ainsi dire, la riche maison du voisin ».
De par sa vocation maritime et sa méfiance séculaire vis-à-vis de l’Espagne, le Portugal a longtemps été considéré comme un pays « tournant le dos à l’Europe », jusqu’à ce qu’il se retire de ses territoires africains en 1974 et qu’il entre dans l’Union européenne le 1er janvier 1986. Selon le sociologue Albano Cordeiro, l’émigration massive de travailleurs portugais « par-delà les Pyrénées » précède en quelque sorte cette européanisation « par le haut » du pays. » (Portugal. L’émigration vers l’Europe ou l’européanisation par le bas », Grande Europe n° 17, février 2010 – La Documentation française © DILA). Selon lui, c’est la pression fiscale exercée sur les petites et moyennes exploitations agricoles afin de satisfaire à un effort de guerre qui absorbe plus de 40 % du budget national et le manque de rentabilité d’un grand nombre d’entre elles, qui expliquent le départ massif des travailleurs ruraux, malgré leur attachement très fort à leurs origines rurales.
Au cours des années soixante et jusqu’à la chute de la dictature et la fin de la guerre coloniale, de nombreux jeunes hommes (de plus de 18 ans, puis de plus de 16 ans) fuient le Portugal pour se soustraire à un service militaire qui durait 4 ans. L’armée portugaise évalue leur nombre à 150 000. Tous ces hommes n’étaient pas opposés au régime et à sa guerre coloniale. Cette guerre n’était simplement pas la leur. Ils quittent un pays qui ne peut pas assurer leur avenir, une société vouée à l’immobilité par une vieille dictature et une guerre interminable. Pour tous ces jeunes gens, les retours au Portugal ne seront possibles qu’après la chute de la dictature, la fin de la guerre coloniale et l’amnistie complète de 1975.
Cette émigration massive va conduire à une désertification de nombreux villages du nord du Portugal où ne resteront que les grands-parents, quelques femmes et les enfants. Un tel flux de départs est sans équivalent dans l’histoire d’une population qui a pourtant une forte tradition d’émigration. La vie des villages sera bouleversée par l’émigration de la plupart, voire de la totalité des jeunes. Face à cet exode rural sans précédent, la population du Portugal baisse de façon importante dans plusieurs régions, en dépit du maintien d’une forte natalité.
Ainsi, un grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants quittent le Portugal et passent illégalement deux frontières, sur près de 2000 km, pour beaucoup dans des conditions difficiles, parfois dramatiques et mêmes mortelles. Un voyage coûteux et risqué, rendu possible grâce à des filières bien rodées, composées de fonctionnaires corrompus, de passeurs portugais, espagnols et français, de logeurs et fournisseurs de papiers et de contrats de travail, vrais ou faux.
Si les Portugais sont partis massivement, c’est aussi pour répondre aux besoins énormes en main-d’œuvre de la France. Cette dernière, craignant un départ massif de la communauté algérienne à la veille et au moment de l’indépendance, dépêche une mission pour négocier des accords bilatéraux avec Lisbonne qui visent à inciter leurs ressortissants à venir travailler en France. Ces textes seront signés en 1963. Mais cet accord avec le Portugal ne sera pas appliqué tout de suite. Victor Pereira a préparé une thèse (L’État portugais et les Portugais en France de 1958 à 1986, thèse de doctorat, IEP, Paris, octobre 2001) qui explique que le gouvernement d’Antonio de Oliveira Salazar (1932-1968) puis celui de son successeur, Marcelo Caetano (1968-1974), a d’abord limité l’émigration (suppression du « passaporte de emigrante ») afin de retenir ses soldats, puis l’a ensuite tolérée, en raison des transferts d’argent qui en découlaient.
« Les autorités françaises restèrent partagées entre la volonté d’ouvrir largement les portes de l’immigration aux travailleurs portugais (très demandés par les employeurs et considérés comme » une immigration positive » par les responsables gouvernementaux) et l’inquiétude devant le nombre croissant d’entrées irrégulières et en conséquence devant le risque de situations ingérables administrativement, inadmissibles humainement et déstabilisantes politiquement. » (Les phases de l’immigration portugaise, des années vingt aux années soixante-dix. Marie Christine Volovitch- Tavarès, 2001).
En très peu de temps, des centaines de milliers de personnes arrivent en France. Ce qui amène le gouvernement français à multiplier les régularisations de travailleurs portugais, au cœur même des bidonvilles puis à la frontière franco-espagnole, en délivrant immédiatement des récépissés de séjour provisoires.
Les immigrés portugais se concentrent dans quelques grandes agglomérations industrielles, principalement en région parisienne (la moitié d’entre eux), mais aussi à Lyon, Clermont Ferrand, Grenoble, et dans le Nord de la France. Alors que les hommes sont employés surtout dans les secteurs industriels, notamment ceux liés à l’automobile et ceux du bâtiment, les femmes, elles, deviennent ouvrières, domestiques, concierges, femmes de ménages, ou salariées agricoles. Les Portugais participent à tous les grands travaux des zones urbaines (grands ensembles, universités) et, dans la région parisienne, ils constituent le plus gros contingent d’immigrés qui forment les équipes qui construisent le boulevard périphérique, le RER, la tour Montparnasse et la Défense.
La France connaît une pénurie de logements dans les grandes zones urbaines. L’appel de l’Abbé Pierre contre le mal logement date de 1954. Dix ans après, le problème est toujours d’actualité. Beaucoup d’immigrés portugais vivent dans des conditions très précaires. Ils habitent dans des logements insalubres, dans des caves, et surtout dans des bidonvilles.
C’est dans la région parisienne que l’on trouve le plus grand nombre de Portugais vivant dans des bidonvilles, la plupart du temps à côté d’autres immigrés espagnols ou algériens, parfois dans des bidonvilles « portugais » (du plus grand comme celui de Champigny sur Marne, à d’autres plus petits comme ceux des Francs-Moisins (à Saint-Denis), La Courneuve, Aubervilliers, Carrières sur Seine, Massy, Villejuif, Villeneuve-le Roi). Alors que le béton coule à flots, les maçons portugais habitent dans des taudis. Près de 150.000 personnes transitent durant ces années par le bidonville de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). A la fin des années soixante, il est peuplé d’environ 15000 personnes. Il ne sera rasé qu’en 1971.